Il y a quelques années, j’ai pris la décision la plus folle de ma vie. M’expatrier en Algérie, dans le pays de mes parents. Je n’avais même pas de passeport algérien, aucune connaissance du pays et aucun réseau. Et pourtant cette décision a transformé ma vie…
« Tu ne vas quand même pas t’installer dans ce pays, seule en tant que femme et laisser de côté tes diplômes français ? Tout ce que tu as fait c’était pour rien?! »
Il y a une dizaine d’années, l’une des décisions les plus importantes de ma vie a suscité ce genre de réactions, entre autres. Il y a eu aussi beaucoup d’encouragements et de soutien. Mais auprès de personnes mon entourage, ça a été l’incompréhension. Elle était mue par la peur et une méconnaissance du territoire que j’avais choisi.
Il y a une dizaine, j’ai décidé de m’installer dans l’un des pays les plus fermés et franchement les moins accueillants pour les journalistes. Le plus fou c’est qu’à l’époque tout, mais alors tout me faisait peur dans la vie. Je manquais de confiance dans la vie, les décisions, les relations professionnelles, mais… j’étais assez persuadée que j’étais douée pour mon métier.
Une idée folle, mais une idée
Je venais de terminer mes études de journalisme. J’avais fait une des fameuses écoles reconnues par la profession que j’avais intégrée après une année entière de préparation aux concours des écoles de journalisme.
Au total j’ai passé trois années à me préparer à devenir l’élite du journalisme. Sans compter les trois années précédentes, réalisées en amont, pour valider deux licences et un bagage culturel solide pour prétendre à ce métier.
Pleine d’enthousiasme et de naïveté je me suis lancée dans le marché du travail, avec un CV déjà remplie d’expériences dans des rédactions difficiles, des compétences sur tous les types de médias possibles et l’envie de dévorer le monde.
J’ai très vite déchanté. Pendant huit mois j’ai envoyé 150 CVs. Je les avais comptés. Tous les jours je postulais du matin au soir. A des annonces diverses et variées, à des rédactions, à des offres d’emplois, à de la communication déguisée en journalisme, à de l’éducation aux médias, etc.
J’écourte la liste. La majorité du temps c’était silence radio. J’ai eu quelques entretiens, durant lesquels on regrettait ma jeunesse ou mon manque d’expérience à des postes que je pouvais gérer les yeux fermés. Mais on félicitait ma sympathie et le fait que ce soit déjà très bien que des jeunes femmes « comme moi » tentent leur chance.
J’ai donc commencé en freelance à défaut. A vendre quelques articles, quelques missions courtes. Rien de bien gratifiant pour l’égo et encore mois pour le porte-monnaie.
Et puis une idée sortie de nul part est venue à moi. Lors d’une soirée avec l’un de mes proches venu d’Alger pour ses études, j’apprends que le pays se transforme. Que le contexte économique se dynamise grâce à une jeunesse brillante, diplômée, débrouillarde qui veut changer le monde du travail et de l’entreprise. Mon proche me dit et si tu tentais une expérience là-bas plutôt que de moisir ici ?
Cette idée entre dans ma tête sans prévenir et ne me quitte plus. Et s’il avait raison ?
De simple touriste à porteuse de projet
L’idée de mon proche me séduit assez vite mais je l’étouffe. Elle me semble insensée et irréalisable. Mais je ne l’oublie pas.
Hasard ou synchronicité, au même moment je suis enfin contactée par une rédaction pour un entretien. La rédactrice en chef du média me reçoit et m’annonce sans détours :
« Ce qui nous intéresse ce sont tes origines algériennes. Tu parles arabe, tu connais peut-être le pays. On ne connaît rien sur l’Algérie et on a besoin de journalistes formés et prêts à travailler sur son actualité. Tu sais ce qu’il te reste à faire. »
Mon lien lointain à l’Algérie était le dernier argument que j’aurais fait valoir pour faire avancer ma carrière professionnelle. Je pense même qu’inconsciemment, je le mettais de côté. Je voulais absolument que l’on me traite comme n’importe quelle journaliste française. Je persistais à faire profil bas en espérant que seules mes compétences seraient retenues. Cette fameuse peur que l’on transmet sans mots, ni explications dans les familles d’immigrées. Se tenir droit, à carreaux et toujours suivre les règles.
Sur le moment j’avais l’impression d’être reliée à quelque chose qui n’avait rien à voir avec moi. Je n’avais même pas de passeport algérien, je n’étais pas allée en Algérie depuis 10 ans et je n’arrivais même à envisager ce pays sans ma famille et hors « vacances au bled ». Mais impossible d’enterrer le fait que pour une fois, être Arabe en France était valorisé. Parler le dialecte algérien était reconnu comme une compétence. Une vraie langue et une vraie culture !
Il m’était impossible de mettre de côté ces signaux croisés. J’ai donc décidé d’aller explorer. J’ai pris un billet d’avion pour Alger, pour de simples vacances couplée en à des repérages pour trouver des sujets d’articles et les proposer en piges à des rédactions.
Durant trois semaines j’ai exploré la Capitale. J’ai écouté les histoires des gens de mon âge, j’ai observé la société algéroise de jour, et de nuit. J’ai testé la vie algérienne, ses galères, son intensité, ses drames, ses joies.
En trois semaines je n’ai vendu aucune pige. J’ai fait mieux. J’ai commencé à réseauter. J’ai découvert que cet aspect était majeur. On m’a proposé plusieurs postes de journaliste. Dont un qui consistait à monter une rédaction, refondre un média d’informations, former des journaliste et surtout devenir l’un des médias francophones les plus lus dans le pays. J’ai accepté ce projet.
Arrivée rocambolesque. Formation express. L’Algérie quoi.
Après plusieurs mois de réflexion à Paris et des conversations à rallonge avec mon entourage, j’ai décidé de me rendre à Alger. Du moins, d’essayer pendant quelques mois pour gagner cette fameuse expérience qui me manquait d’après les rédacteurs en Chef en France.
Je suis partie avec une valise et plein d’espoirs. J’aimerais te dire que dès le premier jour là-bas, j’étais sûre de mon choix. Mais pas du tout.
Je suis arrivée sur le lieu de rendez-vous planifié avec mon nouvel employeur avec ma valise et aucune idée d’où j’allais dormir. Là personne, seulement une adresse floue de nos futurs bureaux. Mon patron n’était pas là. « J’arrive Amina, ne t’inquiète pas. Je t’envoie quelqu’un. »
Une demie-heure plus tard, un certain Omar m’appelle, il se présente sous le statut « d’affairiste », qui fait des affaires dans l’immobilier, les téléphones, les voitures, les maisons de vacances, tout quoi. Il me dit d’aller chercher les clés des locaux dans la station d’essence à côté des bureaux et il va arriver.
Je m’exécute et en effet, un autre homme me donne les clés mystérieuses, du local mystérieux. Je m’y rends en me disant que je vais enfin m’installer. Sauf que je découvre un local en travaux, sans Internet et… sans rédaction. Je m’y installe, parce que je n’ai ni téléphone, ni internet sur mobile (la 3g n’existait pas encore) je m’accroche à un livre et un magazine que j’ai ramené de France. Pendant trois heures je lis seule dans un local vide. Et une angoisse qui monte et qui monte.
Crois-moi à cet instant précis je me suis dis que le chômage français était sans doute une meilleure idée et qu’en persévérant je finirai par trouver un poste en CDD.
Le fameux patron a fini par arriver, en m’expliquant qu’en Algérie, même si on y mettait toute la volonté du monde on devait savoir prendre son temps ou être hyper débrouillard. Donc que les locaux n’allaient pas encore être prêts et que le recrutement de la rédaction n’avait pas vraiment commencé… Et surtout que j’allais tout faire toute seule pendant des semaines, transformées en des mois.
Là j’ai compris que je devais faire le vrai choix. Relever ce défi fou et rester. Ou m’enfuir à toute vitesse, direction la France. Mon instinct m’a dit reste et bats-toi. Cette première galère, c’était le début de ma formation express de futur journaliste correspondante, grande reporter, créatrice de média.
Rester pour réaliser ses rêves de gamine
Je suis restée. Je ne te dirai pas que tout a été facile, j’ai ramé, pleuré, sué, flippé, fléchi et failli renoncer à de nombreuses reprises. Mais toutes ces épreuves me forçaient à m’acharner.
Le média que j’ai intégré est devenu en moins d’un an, le second média francophone le plus lu d’Algérie et au Maghreb. J’ai réalisé des reportages dans tout le pays, formé des journalistes à la création média, des jeunes femmes à la création de contenus pour arracher leur liberté d’expression. Et puis, je suis devenue l’une des correspondantes de référence pour les médias français. Oui, oui les mêmes qui n’ont jamais répondu à mes candidatures.
J’ai créé plusieurs médias dont un, dédié aux femmes algériennes et puis tout a continué à s’enchaîner. On m’a invité à parler de mon expérience et à participer à des conférences en Inde, au Liban, à Paris…
A moins de 30 ans j’avais réalisé mes rêves de gosse. Des rêves irréalisables à cet âge-là en France. Peut-être même irréalisables tout court.
Ce n’est pas mon passeport algérien qui m’a offert ça. Je me suis offert ça. Grâce à mes croyances, mes valeurs, mon travail, ma persévérance. L’Algérie m’a offert un terrain vierge où je pouvais bien écrire l’histoire que je voulais sans à priori, sans m’excuser, sans baisser la tête.
J’étais une femme seule là-bas mais j’ai su rencontrer et faire confiance aux bonnes personnes. J’ai construit non seulement un réseau de gens extraordinaires mais je dirais même une autre famille.
Si j’avais laissé les doutes et mon manque de confiance remporter la bataille au moment où on m’a proposé de me rendre en Algérie, je n’aurais rien réalisé.
Transformer des sacrifices en valeur, donne un sens profond à ce que l’on réalise. Cela donne un carburant à sa vie, à ses ambitions.
Se contenter de subir un contexte économique difficile, des conditions de travail extrêmes ou une vie qui ne convient pas pour seulement survivre vous enlève toute votre énergie et votre ambition. C’est ce choix que j’ai fait à l’époque et aujourd’hui il paie encore.
Maintenant c’est cet élan que je veux partager avec d’autres femmes. Parce que je connais dans ma chair la difficulté de réussir seule, sans réseau et sans soutien. Je veux modestement partager mon expérience et le savoir que j’ai cumulé sur l’art de se dépasser, l’art de réécrire sa propre histoire et de la raconter au monde entier. L’art de se réinventer, même dans les pires conditions.